Emotion et cognition dans le développement du trouble de la personnalité borderline

Les troubles de l’adolescence sont souvent la continuité de ceux qui ont pu être observés durant l’enfance. Il est intéressant d’observer combien ceux liés à cette période charnières de la vie, ou l’individu est sensiblement vulnérable peuvent être corrélés à l’évolution de la société dans laquelle il grandit.

Les troubles de la personnalité, particulièrement les états limites ont été le sujet de nombreuses élaborations théoriques tant leurs particularités ne cessent de remettre en cause la nosographie psychiatrique ; notamment, car la structure en mosaïque de ce trouble et son expression actuelle fait résonnance aux souffrances identitaires contemporaines. En effet, la réalité adolescente est singulièrement différente des générations précédentes, en synchronisation aux transformations majeures rencontrées dès le siècle dernier. Ce changement nous permet d’observer une des expressions du fonctionnement borderline que la société actuelle favoriserait. Dès lors, on pense aux aspects les plus retentissants : la religion, les mœurs et la structure familiale. Auparavant nous pouvions observer combien le poids des contraintes religieuses et des interdits étaient favorables à l’établissement d’une soumission et d’une discipline de masse face à un surmoi érigé sur des idéaux collectifs: « Mais cette dépendance était massivement contenue et masquée par le poids des contraintes sociales et religieuses, l’obéissance ou la soumission à la discipline, aux règles et interdits édictés par une société moins ouverte, plus idéologique, et véhiculée par la famille, les enseignants, et les éducateurs jusqu’à une « servitude volontaire » qui générait beaucoup de névroses. » Maurice Corcos – La terreur d’exister

La société actuelle véhicule des notions bien différentes et contradictoires comme l’individualisme, la liberté sans entrave, la performance, la réalisation personnelle, la jouissance immédiate et le contrôle de soi (faisant se dissoudre par la même occasion le cadre contenant que pouvait représenter la structure familiale). Ces exigences sociétales ne permettent pas à l’individu de s’exprimer, face à ses propres défaillances, il peut alors exprimer toute sa destructivité.

Nous ne pouvons nous empêcher de nous poser certaines questions lorsque l’évolution socioculturelle nous conduit à une emprise de l’image de plus en plus forte, sans distinction entre l’intime et le public (l’interne et l’externe). Quand la promotion des apparences devient un vrai dogme comment ne pas être prisonnier des idéaux et tomber dans la « maladie de l’idéalité » ? Notre société est devenue l’arène d’un spectacle ou se joue un flirt avec les limites, un jeu entre le réel et le virtuel, ou la réalité de l’instant existe de moins en moins et ou la sollicitation sexuelle intervient dès l’enfance.

De ce fait, le rythme pulsionnel de cette génération est paroxystique tant on voit cohabiter des comportements extrêmes, un goût du jeu marqué par une jouissance oscillant entre le « toléré et le tolérable ». L’enfant et l’adolescent sont marqués par ces ambiances, cette tendance à la désymbolisation et ces paradoxes qu’ils vont absorber pour se construire. Comment s’organise-t-il lorsque parfois il doit composer avec une enfance malheureuse, des événements traumatiques, qui le marquent par un arrêt du développement des fonctions du Moi?

Les états limites se confondent souvent avec d’autres pathologies notamment par la proximité avec les comorbidités addictives (alliance de l’évitement de la réalité psychique interne et du contre investissement du monde perceptif externe) ou leur association aux troubles de l’humeur (fonctionnement à deux niveaux). Leur fonctionnement est caractérisé par une difficulté à interpréter leur esprit et ceux des autres lorsque leur émotivité est sollicitée, surtout dans le contexte ou la relation à autrui évolue vers la sphère de l’attachement. La mentalisation est une activité mentale qui peut être définie comme « la capacité de percevoir et d’interpréter un comportement comme étant lié à des états mentaux » (Cf.Anthony Bateman et Peter Fonagy). Son dysfonctionnement pourrait en partie s’expliquer, par la combinaison d’un traumatisme de l’attachement (ou attachement désorganisé) et d’une inhibition de la mentalisation.

La plasticité de ce fonctionnement psychique fascine car elle pousse le clinicien à observer, selon les circonstances, le registre sur lequel l’individu fonctionne (mouvements de désorganisation et de réorganisation).

  • L’expérience universelle du fonctionnement Borderline : la crise de rapprochement

L’enfant rencontre plusieurs tâches développementales au cours de sa croissance qui lui permettent de faire l’acquisition d’outils indispensables pour un fonctionnement psychique « équilibré et normal ». Il est donc évident qu’une entrave à chacune de ses étapes serait la source de troubles pathologiques, car elle sous tend une carence de la structuration psychique et identitaire. La première tache développementale réalisée par l’enfant est la différenciation (à laquelle nous nous intéresserons particulièrement par la suite). La suivante est la période des « deuxièmes dix huit mois » consacrée à l’intégration des bons et des mauvais objets et dont l’empêchement est une des sources du fonctionnement borderline. De la même façon que l’étape de la différenciation des sexes, liée à l’oedipe est responsable du niveau de seuil pour le fonctionnement névrotique.

Entre 5 et 10 mois, la phase de différenciation permet à l’enfant de se libérer de l’omnipotence infantile et reconnaître l’origine externe des gratifications. Il est capable de différencier le Soi du non-Soi (celui qui ne l’accomplit pas entre dans la psychose infantile selon M. Malher). Puis peu à peu, l’enfant adopte un comportement d’exploration. Il s’éloigne du corps de la mère pour l’observer, il l’a reconnaît en tant que personne à part entière. Ivre des ses potentialités et de son autonomie, tout est source de bonheur et découvertes pour lui. Dans cette perspective, avide de découvertes, il ne manifeste aucune angoisse face à l’étranger. Cependant, lors de ses 15 mois, limité par ses capacités cognitives (il ne peut se souvenir de la figure maternelle pendant ces explorations), l’enfant prend brutalement conscience qu’il a cruellement besoin de la mère. La confrontation soudaine à la réalité marque l’entrée dans la « crise de rapprochement » émise par la psychanalyste Margaret Malher.

Cette perturbation est un réel cataclysme pour l’enfant, fortement ébranlé par des envies contraires: poursuivre son rythme de développement naturel ou régresser (retour à la phase symbiotique caractérisée par la fusion avec la figure maternelle). En effet, il oscille entre deux désirs, tendances : explorer et contrôler la présence de la mère.

De ce fait l’on devine que cette crise le conduit à expérimenter l’angoisse de séparation (la peur de l’insécurité hors de l’enveloppe maternelle) et l’angoisse de disparition (être avalé par la mère dont il a du mal à se séparer). Pour lutter contre ces vécus sans trop se désorganiser l’enfant utilise des mouvements archaïques fondés sur le clivage et à travers lesquels il utilisera tour à tour les « bonnes » et « mauvaises » représentations de l’objet (en fonction de la présence maternelle).

Cette expérience est capitale car elle peut être considérée comme la situation à travers laquelle les êtres humains font l’expérience du fonctionnement borderline de leur esprit. Malheureusement il arrive que des expériences traumatiques, envahissantes ou encore une exposition intense et durable à ces angoisses (constellation familiale carencé ou enfance malheureuse) conduisent l’enfant à répéter ces expériences de clivages. En effet, ces dernières seraient une réaction symptomatique aux pressions, ralentissant considérablement les processus d’intégrations nécessaires à l’établissement d’une relation « sûre » avec l’objet et favorisant un seuil de régression bas à l’âge adulte pour un fonctionnement borderline (défaut des mécanismes de défenses contre l’angoisse, en particulier le refoulement).

  • Mentalisation et trouble de la personnalité limite

La mentalisation est acquise socialement dans les premières relations objectales, elle est un état de conscience de ses émotions, source de construction de sens chez l’individu. Elle est de ce fait en étroite corrélation avec les processus d’attachements (John Bowlby, 1988), qui sont aussi la raison des dysfonctionnements de cette compétence universelle. En effet, la mentalisation permet d’entretenir un dialogue avec l’autre, une continuité dans laquelle nous sommes en mesure de suivre l’état d’esprit de notre interlocuteur (notion de miroir mental des interlocuteurs, Streimer-Krause, 1990). Elle offre un sentiment de contrôle de ses propres émotions car notre comportement est proportionnel à nos actions. La capacité de comprendre le comportement des autres par le biais de leurs sentiments et émotions est activée au sein de la relation primaire d’attachement.

De même que les dysfonctionnements de l’attachement dus à des traumatismes inhibiteurs nuisent à la capacité de lecture des états mentaux car logiquement, tout traumatisme sollicite l’attachement et donc le système de protection.

De nombreux concepts sont liés à la mentalisation et permettent de mieux comprendre ce phénomène complexe. Lorsque nous pensons à la notion de miroir neural des émotions, il est très difficile de ne pas citer l’empathie et ses mécanismes de miroirs neuraux spécifiques (Gallèse, 2004), tout comme l’état de pleine conscience qui sous tend la reconnaissance de ses propres émotions, de ce qu’elles suscitent comme étant une représentation subjective. L’empathie est considérée comme l’état suivant la mentalisation, car elle est un état de soi qui reflète les émotions de l’autre : pour communiquer avec l’autre, il faut être en connecté à soi.

La capacité de mentalisation du parent permet de prédire une meilleure sécurité de l’attachement. En effet, la mère à travers la lecture des états mentaux de son enfant (symbolisation) entretient le développement du soi normal (marqué par la contenance), facilite la création de liens d’attachements sécures et donc une meilleure transmission de la capacité de mentalisation. Notre compréhension des autres dépend du fait que nous ayons été compris par des adultes aimants et bienveillants.

La construction de sens est étroitement liée à la lecture des états mentaux. Dans le développement de l’enfant il existe d’ailleurs deux modes d’expérience subjective qui précèdent la symbolisation et qui sont l’expression des échecs de la mentalisation chez l’adulte. Dans ces modes de représentation, la subjectivité représente la réalité psychique de l’individu, qui ne fait aucune différence entre la réalité interne et externe (mode d’équivalence psychique), la pensée est déconnectée de la réalité interne et externe sans lien entre elles, ni signification (mode semblant).

Les dysfonctionnements de la mentalisation impliquent une « grande détresse subjective » et de graves troubles relationnels car l’individu n’a pas les moyens de considérer l’autre comme une personne différenciée, ni d’intégrer la subjectivité dans l’analyse des expériences auxquelles il est confronté. L’individu est donc extrêmement vulnérable car il fonctionne sur des niveaux de développement antérieurs et il doit faire face à la réémergence des pensées non mentalisées. Dans les troubles de la personnalité limite la mentalisation est atrophiée par une combinaison d’événement traumatiques et une hyperactivité du système d’attachement. En effet, Winicott (1956) explique que l’enfant internalise la figure d’attachement dans la représentation de soi. Cet attachement désorganisé génère une image de soi discontinue, vécue comme une réelle incohérence (à l’image du fonctionnement en mode semblant vu précédemment). La séparation d’avec la figure d’attachement est source d’angoisse car sans elle, l’enfant est incapable d’externaliser la part étrangère du soi (qui peut être aussi l’internalisation de l’agresseur comme parti de son soi chez un individu victime d’abus prolongés).

Selon Anthony Bateman et Peter Fonagy dans Mentalisation et trouble de la personnalité limite la phénoménologie du trouble de la personnalité limite est la conséquence de :

  • « L’inhibition de la mentalisation associée à l’activation de l’attachement.
  • La résurgence de modes d’expérience de la réalité interne qui ont précédé l’émergence de la mentalisation durant le développement.
  • La pression constante de l’identification projective, la ré-externalisation du soi étranger autodestructeur. »

Ainsi un enfant ne pourra pas donner du sens à son expérience s’il n’a pas pu apprécier la présence d’un adulte qui lui apprenne à discerner son état interne. Il internalisera les états internes du parent (ou autre figure d’attachement) contre une interprétation pertinente de sa propre expérience (dont certaines facettes lui sont étrangères et douloureuses). En grandissant, le patient passera son temps à essayer de se protéger de cette « expérience d’incohérence ». De ce fait, il est possible par exemple, qu’il pousse la figure d’attachement à se mettre hors d’elle, dans une confrontation violente, car ses ressentis, ses pensées non mentalisées sont étrangères, non justifiées. Il est plus donc facile et nécessaire de les attribuer à l’autre (défense contre la désorganisation). En pratique clinique ce sera au thérapeute d’être vigilant sur les expériences subjectives qui signalent une discontinuité dans la structure du soi (désirs et projets par exemple). Ces mécanismes d’externalisation sont généralement établis dès la petite enfance et il est extrêmement difficile de les faire cesser.

Si le sujet vous intéresse je vous invite à consulter les livres que j’ai consulté pour écrire cet article:

  • Mentalisation et trouble de la personnalité limite, guide pratique, Antony BATEMAN et Peter FONAGY
  • La terreur d’exister, fonctionnement limites à l’adolescence, Maurice CORCOS
  • L’océan borderline, troubles des états limites, récits de voyage, Luigi CANCRNI

Le Daily Psy