La séparation conjugale a souvent pour conséquence de rompre les liens entre les hommes et leurs enfants. Aujourd’hui, lorsque les deux parents ne vivent pas ensemble et que le père est connu, un enfant mineur sur cinq ne le voit plus. Une situation préoccupante à plusieurs titres.
Pour les enfants, on sait combien il est important d’être en contact avec leurs deux lignées si l’on veut leur assurer un développement suffisamment équilibré. Pour les femmes, on connaît les conséquences économiques et psychologiques de la monoparentalité. Enfin, du côté des hommes, on constate que ce manque d’accrochage parental reflète et accompagne souvent une dérive économique et sociale, des conduites d’addiction, de délinquance, voire de radicalisation.
Ce constat incite donc à réfléchir aux raisons pour lesquelles certains pères “décrochent” et à chercher les solutions qui peuvent les aider à reprendre ou à engager des relations avec leurs enfants et à se réinsérer aussi socialement.
Parmi ces solutions, figure un dispositif particulièrement adapté à cette reprise de contact : les espaces de rencontre pour le maintien des relations enfants-parents. Il en existe près de 200 en France. Ce sont des lieux où un enfant vient rencontrer le parent avec lequel il ne vit pas et que parfois il ne connaît même pas, lorsque cette rencontre ne peut, dans un premier temps, se réaliser autrement. Or ces parents sont à plus de 70% des pères. Des pères qui, avant d’avoir été décrocheurs, ont été décrochés.
Pourquoi les pères décrochent-ils ?
Certains enfants n’ont jamais connu leur père -leurs parents n’ont jamais vécu ensemble ou il est parti durant la grossesse ou juste après la naissance. Dans d’autres situations, les parents ont vécu ensemble, puis leur relation s’est vite détériorée jusqu’à une séparation conflictuelle. Dans les deux cas, la rupture des relations père-enfant est déjà “inscrite” dans la structure du couple et dans les modalités de sa séparation: soit un parent n’a pas investi sa paternité, il n’a pas su prendre sa place; soit il aurait pu ou bien voulu le faire, mais il a été écarté et a fini par se démobiliser. Il existe donc deux “figures” de pères décrocheurs, qui appellent un soutien différencié.
Des pères malgré eux
Ici, il s’agit de pères qui n’ont jamais rien demandé et se sont tenus à distance de leur paternité. S’ils arrivent à l’espace de rencontre, c’est à la demande du parent hébergeant qui souhaite une reprise de contact. Plusieurs intérêts sont en jeu sans pour autant être incompatibles:
– ceux de l’enfant: il va mal, il veut voir son autre parent, on (les psychologues, les enseignants, les travailleurs sociaux) a conseillé à la mère cette démarche;
– ceux du parent hébergeant: la mère veut reprendre contact avec le père pour des raisons affectives ou pour pouvoir bénéficier d’une contribution à l’éducation de l’enfant.
Au départ, la mesure d’espace de rencontre peut apparaître à ces hommes comme une “manipulation” de la femme qui cherche à leur soutirer de l’argent ou à leur faire porter une responsabilité dont ils n’ont pas voulu.
Pour ceux-là, qui ne se sentent pas pères, le travail de l’espace de rencontre consistera à leur permettre de faire, vis-à-vis de cette paternité et dans la réalité, un vrai choix. Certains en viendront ainsi à “naître pères” à l’espace de rencontre. D’autres non, mais, même dans ce cas, quelque chose d’une filiation et d’une parentalité aura pu s’inscrire, préservant l’avenir.
Des pères malgré tout
Ceux-là disent avoir essayé de prendre leur place mais avoir été très vite écartés. Ils arrivent à l’espace de rencontre, la plupart du temps, parce qu’ils ont été déboutés de leur demande d’un droit de visite ou d’hébergement classique. La mère a sollicité du juge aux affaires familiales une mesure d’espace de rencontre pour des raisons de “sécurité”. Elle n’a pas confiance dans les compétences parentales du père. Et le juge a estimé que cela risquait d’entraver la prise ou la reprise de contact apaisée de l’enfant avec son autre parent.
Pour eux aussi, l’espace de rencontre peut être vécu au départ de manière très négative : un effet de la toute-puissance des mères, un cran de plus dans la restriction de leur droits (tous les parents visiteurs des espaces de rencontre sont titulaires de l’autorité parentale et ils en ont, à 64%, l’exercice conjoint).
Le travail consiste alors à déconstruire l’enchevêtrement des représentations négatives, à aider chacun, l’enfant et les deux parents, à reprendre confiance en soi-même et en l’autre, à se dégager des projections et à reconnaître éventuellement ses limites.
Le rôle des professionnels
Lorsque parent et enfant n’ont jamais ou presque été en contact, une des fonctions de l’espace de rencontre consiste à aider ce parent qui ne l’est pas encore à le devenir, non en « faisant à sa place », mais en accompagnant son cheminement. Il y a chez ces pères un instant de sidération quand ils voient pour la première fois leur enfant. D’émotion intense aussi. Ainsi un homme doutait d’être le père de sa petite fille au point d’envisager un test ADN. Arrive la première rencontre. L’enfant court vers lui en disant: “Tu es mon papa.” Et lui, tombe à genoux et la prend dans ses bras, riant et pleurant à la fois.
L’accrochage de la relation se fait ensuite par l’accompagnement des gestes les plus simples. Comment tenir un bébé, le changer, le nourrir, lui parler. Si l’enfant est plus grand : comment jouer avec lui, l’écouter, lui parler du passé, du présent, d’un avenir possible -sans l’inquiéter et sans le plonger dans des conflits de loyauté.
De la part des professionnels, une écoute des attentes, des craintes, des émotions de chacun -parent visiteur, parent hébergeant et enfant – contribue à ce travail de nouage. C’est un apprentissage aussi de la patience. Un parent “décrocheur” ou “décroché” doit accepter de ne pas pouvoir tout de suite (re)prendre sa place, et l’autre parent doit accepter qu’il le fasse, à son rythme.
Les rencontres changent la donne: “Être reconnu comme père provoque un désir d’engagement. Ce n’est plus comme avant, ça change tout”. Ces hommes se sentent confirmés dans une identité nouvelle: “Je suis père”. Ils se mobilisent pour trouver du travail, des papiers, un logement afin d’accueillir leur enfant. Même pour payer la pension alimentaire qui désormais fait sens pour eux. Cette restauration de leur identité de père est aussi un moteur d’intégration citoyenne.
Depuis plus de vingt ans qu’existent les espaces de rencontre, on sait que la rupture des relations résiste rarement à la reprise de contact de l’enfant avec son autre parent. Lieu de transition où se transforme et se reconstruit l’avenir que l’enfant partagera avec chacun de ses parents, l’espace de rencontre constitue ainsi une alternative possible pour ces pères décrocheurs ou décrochés qui ne savent plus comment descendre des grues où, par lassitude, par désespoir, ils se sont parfois perchés.
Caroline Kruse
Comments